Mardi soir 6 octobre 1998, Matthew Shepard sort avec quelques amis gays au Fireside bar, à Laramie. A 21 ans, il est étudiant en sciences politiques à l'Université du Wyoming. Il est revenu dans cet Etat après avoir étudié en Suisse, ses parents travaillant en Europe. Les amis de Matt s'en vont, et il reste seul au bar devant une bière. Là, deux jeunes hommes l'abordent. Ils lui demandent s'il est gay. Matthew confirme. Ses deux interlocuteurs affirment qu'il sont gays aussi et lui demandent s'il veut venir avec eux. Confiant, Matt les suit dans leur voiture, qui les conduit hors de la ville.
Là, les deux jeunes hommes commencent à frapper Matthew à la tête avec la crosse d'un 357 Magnum. Matt est seul contre deux, et n'est pas de taille à se défendre : il mesure 1m65 pour 54 kg. Ses agresseurs l'attachent à une barrière. Matthew sent qu'ils veulent le tuer et les supplie de lui laisser la vie sauve, mais ses aggresseurs continuent à le frapper, si violement qu'ils lui brisent le crâne. Le traitement que les jeunes hommes font subir à Matthew s'apparente à de la torture : à son arrivée à l'hôpital, Matt présentait 14 coupures sur le visage, dont certaines assez profondes pour atteindre l'os, et de multiples brûlures sur le corps. Croyant Matthew mort, ils abandonnent son corps attaché à la barrière, comme un trophée. |
Matthew reste 18 heures ainsi à une température proche de zéro, avant qu'une chute de VTT ne fasse atterrir à ses pieds un cycliste, qui croit d'abord avoir affaire à un épouvantail et qui se dépêche de prévenir les secours en constatant que Matthew respire encore. Le jeune amateur de VTT est persuadé que c'est un vrai miracle qui l'a fait tomber sur Matthew et a ainsi permis au jeune homme de survivre quatre jours et à sa famille de le revoir avant son décès.
La nouvelle de la violente agression contre Matt provoque un choc dans le pays tout entier. Bill Clinton se déclare profondément choqué par la brutale attaque et demande aux Américains de prier avec lui pour Matthew, dont les parents rentrent précipitament d'Arabie Saoudite où ils travaillent et vivent. Matthew a été transporté à l'hôpital de Poudre Valley, dans le Nord du Colorado. Il est dans le coma et n'est maintenu en vie que grâce à des machines. Son crâne est tellement brisé que les chirurgiens ont renoncé à l'opérer. Une veillée est organisée devant l'hôpital où arrivent ses parents. A minuit, dimanche 11 octobre, la pression sanguine de Matthew chute brutalement. Sa famille, présente à l'hôpital, est immédiatement prévenue et se rend à son chevet. A 00h53 lundi matin, Matthew meurt au milieu des siens, sans avoir repris connaissance. |
Samedi 10 au soir, soit 24 heures avant la mort de leur fils, les parents de Matthew ont fait lire par le directeur de l'hôpital un communiqué. Voici la traduction d'un large extrait de ce communiqué : les passages où ils parlent de leur fils. Ils parlent au présent puisqu'au moment où ils ont écrit ce texte très émouvant, Matthew luttait encore contre la mort :
"Matthew est quelqu'un d'exceptionnel, et chacun peut tirer des leçons de sa vie. Tous ceux d'entre nous qui connaissent Matthew le voit tel qu'il est, une âme gentille et douce. Il croit beaucoup à l'humanité et aux droits de l'homme. C'est une personne de confiance qui regarde chacun à sa juste valeur, et qui ne s'attarde pas sur les défauts de chacun.
Sa seule intolérance est à l'égard des gens qui n'acceptent pas les autres tels qu'ils sont. Il a toujours sincèrement pensé que tous les gens sont égaux, quelques soient leur orientation sexuelle, leur race ou leur religion.
Nous savons qu'il croit que nous faisons tous partie de la même famille appelée Humanité, que chacun de nous doit traiter les autres avec respect et dignité, et a le droit de vivre une vie qui en vaille la peine. C'est une chose qu'il partagerait avec vous s'il le pouvait, nous en sommes sûrs. Matthew aime sa famille. C'est un fils, un petit-fils et un frère aimant qui a rendu nos vies plus riches et pleines qu'elles ne l'auraient été sans lui. |
Sa vie a souvent été un combat, d'une manière ou d'une autre. Il est né prématurément, et il s'est battu pour survivre quand il était bébé. Il est de petite taille mais nous croyons que c'est un géant quand il respecte la valeur de chacun. Nous savons qu'il pense que s'il peut rendre meilleure la vie de quelqu'un, il a emporté un succès. C'est un critère de réussite que Matthew a toujours pris en compte.
Matthew sait qu'il n'est pas le meilleur sportif du monde, mais il avait un esprit de compétition. Il a participé une fois aux Jeux de l'Etat du Wyoming. Il est arrivé à une place honorable à la course à pieds, et a alors décidé de participer aux épreuves de natation. Il l'a fait bien qu'il savait qu'il finirait le dernier. Ce qui est arrivé. Après, il a reconnu auprès de nous qu'il savait que ses chances de gagner étaient négligeables, mais qu'il n'aurait pas laisser cette considération l'empêcher d'essayer. C'est une autre leçon de Matthew pour nous tous, c'est une leçon que, nous l'espérons, chacun gardera en son cœur. |
Matthew a beaucoup voyagé. Il parle l'anglais, l'allemand et l'italien. Il aime beaucoup l'Europe, mais il aime aussi Laramie [la ville du Colorado où il vivait] et l'Université du Wyoming. Nous pensons que s'il écrivait lui-même ce communiqué, il insisterait sur le fait qu'il ne veut pas que l'acte horrible de quelques uns ne ternisse la réputation de Laramie et de l'université."
Lundi 13 au soir, je suis retourné sur un des premiers sites consacrés à Matthew, qui proposait plusieurs rubriques. Ce soir là, j'ai pleuré en constatant la présence d'une nouvelle rubrique : celle annonçant la date des obsèques de Matthew.
Dès l'annonce de la mort de Matthew, les associations gays ont décidé de réagir en organisant des "candlelight vigils", des veillées où chacun vient avec sa bougie. Le but était double : se rassembler pour rendre un hommage silencieux et ému à Matthew, et, réclamer l'adoption de la loi contre les crimes haineux afin d'éviter si possible que ce drame ne se reproduise trop souvent.
La première veillée a eu lieu mercredi 15, à Washington, sur les marches du Capitole. Plus de 5000 personnes s'y sont rassemblés, des sticks phosporescents à la main, les bougies n'étant pas autorisées à cet endroit - pour écouter les discours d'amis de Matthew, de stars, de représentants des associations gays et de défense des droits de l'homme, et d'hommes politiques. |
Ellen Degeneres, vedette de la série américaine "Ellen", était présente. Elle a beaucoup fait parler d'elle il y a quelques mois, lorsqu'elle a profité de l'épisode annonçant l'homosexualité de son personnage pour révéler qu'elle était elle-même lesbienne. Elle s'est avancée jusqu'à la tribune et commencé ainsi : "Et ils pensaient que j'allais finalement me la fermer !".
Elle a parlé de ceux qui prétendent parler au nom des valeurs familiales : "Quand quelque chose comme ça arrive, où sont-ils ? Je n'ai pas vu de pleines pages de publicité disant ”Arrêtez la haine, arrêtez la violence". Elle a ensuite évoqué ceux qui se servent de la bible pour justifier l'intolérance vis à vis des gays : La Bible a aussi été utilisée pour justifier l'esclavage”. ”Tout le monde a le droit d'aimer". "J'en ai tellement marre !" a-t-elle dit. "Je ne peux pas m'arrêter de pleurer." Sa voix s'est brisé tout de suite après, elle a regardé la foule, mit sa main sur son coeur et a expliqué, d'une voix forcée, douce et chargée d'émotion : "C'est ce que j'essayais d'empêcher. C'est pour ça que j'ai fait ce que j'ai fait." Soudain, la mort dramatique de Matthew donnait un nouvel et bien plus profond éclairage au coming-out d'Ellen. |
Deux amis de Matthew ont également pris la parole sur les marches du capitole. Walter (à gauche sur la photo), en son nom et en celui d'Alex qui se tenait à ses côtés, a lu un texte très émouvant pour parler de son ami :
"Il m'a fallu plusieurs jours pour que le choc s'atténue, et pour que les images de Matt vivant prennent la place de cette horrible vision de son corps brisé et meurtri gisant sur ce lit d'hôpital. Mais Matt est revenu dans mon esprit, une fois passés l'horreur, le choc et EXHAUSTION. Son sourire danse devant mes yeux pendant que j'écris.
Tous ceux qui ont eu la chance de connaître Matt savent de quel sourire je parle. Matt ne souriait jamais juste avec sa bouche. Son visage et son corps tout entiers s'illuminaient. Ses yeux dansaient et son aura et son énergie rayonnaient de toute sa personne. Quand je rencontrais Matt, il me bondissait dessus, passait ses bras autour de moi en une étreinte qu'il était le seul à savoir donner.
Parfois Matt se montrait à ma porte et demandait : "Est ce que je te dérange ?" Ses yeux ne dansaient pas et il ne m'offrait pas son énergique étreinte. Ses yeux ressemblaient à ceux d'un petit garçon qui vient de voir un film qui lui a fait peur. Il entrait et me demandait s'il pouvait simplement rester là. Il avait ses livres de classes avec lui. Il s'asseyait et regardait la télé, ou prenait ses livres et commençait son travail.
Après un moment, il commençait à parler, expliquant qu'il avait entendu quelqu'un crier " pédé " ou parler de " folles ". Nous discutions de la façon dont cela le touchait au plus profond de son cœur, et du besoin qu'il avait de se sentir de nouveau en sécurité. Alors il restait encore un peu, se reprenant et essayant de se durcir. Ce qui n'était pas chose facile pour Matt, car il n'était pas le genre de personne à être dure. |
Le sentiment de sécurité que ressentait Matt a été trahi par tous les politiques qui, dans le Wyoming et dans ce pays, se sont opposés ou ont voté contre la loi contre les crimes haineux pendant les dernières années. Ces hommes et ces femmes représentent l'élite de notre Etat et de notre nation, et ils ont envoyé un message clair aux gens de notre Etat et de ce pays : vous pouvez haïr les gays et les lesbiennes.
Ces deux jeunes hommes n'ont en aucune façon essayer de cacher leur crime. Ils n'ont pas camoufler le corps meurtri de Matt en espérant que la neige le recouvrirait jusqu'au printemps prochain. Ils l'ont attaché à une barrière, l'exhibant comme un trophée, annonçant à la ville et au monde ce qu'ils avaient fait. Cet acte était une tentative pour intimider et terroriser la communauté gay du Wyoming et signifier que tous les gays et lesbiennes méritent une telle violence.
Matt m'a dit un jour qu'il allait devenir célèbre et qu'il allait accomplir de grandes choses dans le domaine des droits de l'homme. Quand je vous regarde et que je pense à ce qui se passe dans le Capitole derrière nous, je ne peux m'empêcher de penser qu'il n'imaginait pas à quel point il était dans le vrai. |
Matt ne viendra plus jamais s'installer sur mon canapé et ne bondira plus jamais en classe pour rencontrer un ami, plus jamais. Mais je veux croire que ses yeux dansent tandis qu'il regarde en bas et voit combien il a touché le cœur et l'âme des habitants de ce pays.
Mais rappelez-vous une chose : quoiqu'il puisse sortir de bon de tout cela, le prix en aura été trop élevé."
Après cette veillée, des dizaines d'autres ont eu lieu dans tout le pays, de la Californie à la Floride.
Les obsèques de Matthew ont eu lieu vendredi 16 octobre. Ce jour là, le Humain Right Campaign, le plus important lobby gay américain, a lancé une opération pour que le maximum de homepages gays soient noires. En France aussi, de nombreuses homepages se sont habillées de noir, ainsi que des sites comme OOups ou Cité gay.
A Casper (Wyoming), ville natale de Matthew où ont eu lieu ses obsèques, son père s'est brièvement adressé au public et à la presse avant que la famille n'assiste au service funèbre dans l'intimité. Son discours fut très émouvant, Dennis Shepard a eu à plusieurs reprises la voix brisée par l'émotion, tandis que la mère de Matthew, Judy, aggripée au bras de son mari, ne pouvait retenir ses larmes. Voici les principaux passages du texte lu par le père de Matthew :
"Au nom de notre fils Matthew Shepard, nous voulons remercier les citoyens américains et les gens du monde entier qui ont exprimé leur grande sympathie et leur soutien à notre famille pendant ces heures difficiles.
Une personne aussi attentive et aimante que Matt aurait été très touchée par ce que ce drame a produit dans les cœurs et les âmes des gens dans le monde entier. Matthew était le genre de personne qui, si cela était arrivé à quelqu'un d'autre, aurait été lé premier à offrir son aide, son espoir et son cœur à la famille " a continué M. Shepard, terminant sa phrase dans un sanglot.
Nous ne trouvons pas les mots pour exprimer notre gratitude pour les milliers de mails, de réactions, de messages sur les sites Web, de coups de téléphones et de cartes que nous avons reçu, apportant l'aide, la consolation, la sympathie et le soutien. Nous sommes touchés et émus plus que nous ne saurions le dire. |
Merci de comprendre et de respecter la demande de la famille de faire aujourd'hui ses adieux à Matthew dans l'intimité. Nous avons besoin de lui dire au revoir dans le calme. Matt lui-même aurait été le premier à répondre à la demande de la famille si cela était arrivé à quelqu'un d'autre.
Comprenez que parce que les dernière minutes de conscience sur Terre de Matthew ont été un enfer, sa famille et ses amis veulent plus que jamais lui dire au revoir d'une manière paisible, digne et aimante.
Nous n'oublierons jamais l'amour que le monde a exprimé à notre fils bien aimé." Les 600 places à l'intérieur de l'église étaient pleines, et plusieurs centaines de personnes s'étaient rassemblées dans une autre église et à l'extérieur, malgré la neige, pour se recueillir, et suivre la cérémonie retransmise par hauts parleurs. |
Une poignée de manifestants anti-gays se sont également rassemblés à Casper. Mais ils ont été tenus à distance par la police, de l'autre côté de la rue, et ils ont dû évacuer les lieux avant le début de la cérémonie, conformément à un arrêté pris par la ville de Casper.
La manifestation avait été organisée par une église du Kansas, qui a ouvert sur Internet un site intitulé "God hates fags" (Dieu hait les pédés). Ils portaient également une pancarte où était inscrit : "Matthew en enfer". Certains groupes religieux extrémistes ont qualifié l'assassinat de Matthew de "saint". |
Si cette manifestation et ces propos inqualifiables sont le fait d'une minorité extrémiste, les idées qu'ils défendent trouvent malheureusement un écho parmi une partie importante de la population américaine. Le dessin ci-dessous peut paraître exagéré, mais il est instructif de le comparer au résultat du sondage de Time indiqué à côté...
L'homosexualité est moralement répréhensible.
Opinion de 48 % des Américains interrogés par Time. (45 % pensent que ce n'est pas un problème de morale). L'homosexualité est un péché. Il faut tenter de montrer aux homosexuels une façon de régler ce problème, tout comme pour l'alcool, l'obsession sexuelle ou la kleptomanie. Trent Lott, le chef de la majorité républicaine au Sénat. Accepter l'homosexualité est la dernière étape de la décadence de notre civilisation. Pat Robertson, sur une chaîne cablée chrétienne. |
"L'évolution de la tolérance en Amérique"
(A la une du journal dans le distributeur : "Un étudiant gay battu à mort dans le Wyoming").
Une cousine de Matthew, religieuse, s'est rappelé qu'un jour, alors qu'il était enfant, elle se promenait en ville avec lui. Matt avait vu un drapeau en berne et avait demandé à sa cousine pourquoi le drapeau n'était pas en haut du mat. "Cela veut dire que quelqu'un d'important est mort." lui avait-elle répondu. A San Francisco, un grand drapeau arc-en-ciel flotte au croisement de Castro street et de Market street. A l'annonce de la mort de Matthew, il a été descendu à mi-hauteur du mat. |
Dans son numéro suivant la mort de Matthew (daté du 26 octobre), Time a consacré sa une et 8 pages à l'assassinat de Matthew, à la haine anti-gays et au lobbying gay, avec les articles suivants :
- Etre jeune et gay dans le Wyoming - La loi de la dernière chance
Newsweek y a consacré deux pages avec un article intitulé Echos d'un meurtre dans le Wyoming. |
N'hésitez pas à m'envoyer un mail pour faire part de vos réactions, de vos réflexions, et m'envoyer vos éventuelles contributions (dessins etc...) pour une nouvelle rubrique. Merci de me préciser si vous ne souhaitez pas que je cite votre nom, ou juste votre prénom.